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Faire de la fierté nationale un atout pour la démocratie dans les Balkans occidentaux

Allocution prononcée devant le panel Europe Maintenant, du forum To Be Secure de 2018
Budva, Monténégro
22 mai 2018

Stéphane Dion
Envoyé spécial auprès de l’Union européenne et de l’Europe et ambassadeur du Canada en Allemagne

C’est un honneur pour moi de m’adresser à cet aréopage de politiciens, de représentants, de chercheurs, de diplomates et d’étudiants pour traiter du populisme de droite dans un panel appelé Europe maintenant. À titre d’envoyé spécial de Justin Trudeau auprès de l’Union européenne et de l’Europe, je remercie le forum To Be Secure de me fournir une telle occasion de souligner l’amitié qu’entretient le Canada avec les Balkans occidentaux et son admiration pour l’Union européenne.

« Le populisme de droite » et l’« Europe maintenant ». Il existe une relation évidente entre ces deux thèmes. Nous vivons à une époque où partout dans le monde, incluant dans l’Union européenne et dans les Balkans occidentaux, différents types de populismes autoritaires menacent la démocratie. Comme nous le savons tous, l’Europe accueillera le Monténégro, la Serbie, la Macédoine, l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo, les six pays des Balkans occidentaux, à condition qu’ils respectent certaines normes de démocratie et de bonne gouvernance, les critères dits « critères de Copenhague », qui comprennent la stabilité des institutions garantes de la démocratie, la primauté du droit, le respect des droits de la personne et la protection des minorités. Plus tôt seront atteints ces critères, plus tôt un État accédera à l’Union européenne.

Avant d’accueillir un nouvel État membre, l’Union européenne a toujours insisté pour qu’il respecte ces normes, mais aujourd’hui, le populisme de droite dans l’Union elle-même risque d’éroder les valeurs partagées d’une Europe unie et ses avantages. Dans ces circonstances, on peut s’attendre à ce que l’Union soit d’autant plus ouverte à son élargissement si cet élargissement offre la perspective de renforcer la cohésion de l’Union plutôt que de la soumettre à un risque supplémentaire. En d’autres termes, plus un pays des Balkans occidentaux adhérera à la démocratie libérale et résistera à la vague de populisme de droite, plus vite il sera accepté au sein de l’Union européenne.

Et parmi les outils que les pays des Balkans occidentaux peuvent utiliser dans leurs efforts de renforcement de leur démocratie libérale figure la fierté nationale. C’est le principal sujet de mon intervention d’aujourd’hui. Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire par cela.

J’ai une conviction que je veux partager avec vous tout de suite. Je suis convaincu que les pays des Balkans occidentaux sont essentiels à la recherche universelle de la démocratie parce qu’ils ont vécu un cauchemar. Cela vous procure un tremplin permettant de nous prouver que le pire peut engendrer le mieux. Et ma conviction est fondée sur le fait que le pire étant né du nationalisme extrémiste, pourquoi le mieux ne viendrait-il pas d’une fierté nationale bien comprise?

Aujourd’hui, les populistes utilisent le nationalisme comme levier de consolidation de leur pouvoir. Selon eux, la démocratie libérale et les droits de la personne sont des programmes importés de l’Ouest que quelques élites cosmopolites arrogantes veulent imposer à des pays contre eux-mêmes et contre leurs traditions. Certains de vos plus habiles politiciens stimulent ces réactions nationalistes pour assurer leur mainmise sur le peuple et accroître leur capacité à affaiblir les institutions démocratiques qui gardent un œil sur les dirigeants : un parlement pluraliste, un appareil judiciaire indépendant, un collège électoral indépendant et d’autres solides mécanismes de contrepouvoir, une presse libre, des syndicats libres et ainsi de suite. Au nom du nationalisme, ils minent la démocratie et ses fondements : la primauté du droit, les libertés d’expression fondamentales, le droit d’association et de religion, la tenue d’élections vraiment libres, justes, ouvertes et compétitives, les possibilités pour les citoyens de participer à la vie politique en dehors des périodes électorales, la transparence et la responsabilisation du gouvernement, une économie de marché exempte de corruption et une culture démocratique de tolérance, de civisme et de non-violence.

Faire face à ce problème n’est pas facile, le nationalisme étant une idéologie des plus puissantes. À l’occasion, nos interventions mêmes peuvent par inadvertance offrir à ces habiles politiciens les arguments pour susciter une réaction nationaliste contre les repères démocratiques susceptibles de refréner leur pouvoir. 

Les démocrates libéraux commettraient une terrible erreur s’ils abandonnaient le sujet de l’identité nationale aux seules mains des populistes. Si nous présentons la démocratie comme une idée évanescente, une idéologie abstraite et détachée du peuple, incompatible avec le patriotisme, nous affaiblirons la lutte pour la cause de la démocratie. Au contraire, nous devons affirmer que comme peuple, nous sommes fiers de ce que nous sommes et que nous nous baserons sur cette fierté pour montrer au monde que oui, nous sommes capables d’établir une démocratie exemplaire, respectueuse des droits de la personne et d’apporter notre propre contribution à cette aspiration universelle.

Je me souviens, lorsque j’étais enfant, avoir entendu dire que la démocratie était étrangère aux peuples latins. Comme Canadien français, cette affirmation était difficile à avaler. Puis une nouvelle génération de Québécois s’est levée et a dit : « Vraiment? Nous ne pouvons pas être aussi démocrates que les autres? Venez-y voir! » Et les Québécois sont devenus l’un des fondements de la recherche incessante d’une meilleure démocratie au sein de la fédération canadienne. Ce fut ce qu’on a appelé la Révolution tranquille. Pouvons-nous rêver d’une révolution tranquille dans les Balkans occidentaux? Faisons de la fierté nationale un atout pour la démocratie des Balkans occidentaux.

Prenons l’épineux problème de la corruption. Personne n’est fier d’habiter un pays dont le régime politique baigne dans la corruption. La corruption ne suscite aucune fierté nationale; tout au contraire en fait, la corruption engendre le cynisme et peut mener aussi loin qu’à l’autodénigrement collectif d’un groupe humain. Les électeurs deviennent alors vulnérables à l’appel populiste d’un homme fort, affirmant sa volonté d’abattre les élites corrompues au nom du peuple. Une fois au pouvoir cependant, ce leader populiste se sert de sa position pour affaiblir et politiser les institutions créées pour limiter son pouvoir; le populisme, dans les faits, est un cercle vicieux qui empire la corruption. En effet, comment lutter contre la corruption sans l’existence de juges vraiment indépendants, d’administrations publiques et policières apolitiques, d’une presse totalement libre et de solides organisations civiles? Une démocratie libérale n’est pas garante de l’intégrité d’un régime, mais c’est la meilleure voie pour approcher de cet idéal. Et quelle fierté en retiriez-vous, vous citoyens des Balkans occidentaux, et tout particulièrement vous, les jeunes, si la fierté nationale de vos pays respectifs épousait la vertu publique. La voie à suivre pour y parvenir est le renforcement de la démocratie libérale.

Voyons maintenant quels sont les véritables fondements de l’identité nationale. Les populistes prônent un nationalisme replié sur lui-même, méfiant de la diversité, ancré dans un ressentiment et une culture de victimisation qui entrave la réconciliation et le progrès, dans la nostalgie d’une nation homogène et d’une identité nationale immuable. Mais pourquoi adopter une identité nationale aussi jalouse et fermée? Pourquoi notre identité ne serait-elle pas assez forte pour s’ouvrir aux autres et pour partager ses qualités propres? Par exemple, les Monténégrins veulent adhérer à l’Union européenne, pourquoi? Seulement pour profiter de l’Union? Ou alors parce qu’ils croient qu’ils ont quelque chose de bien à offrir à tous les Européens et parce qu’ils veulent être des Monténégrins fiers d’eux-mêmes en même temps que des Européens tout aussi fiers, sans avoir à choisir entre ces deux identités? Évidemment que les Monténégrins souhaitent que l’adhésion à l’Union européenne renforce le Monténégro, mais je suis convaincu que les Monténégrins seraient également fiers d’une Union européenne renforcée grâce à leurs contributions. Rejeter la rhétorique circulaire populiste et embrasser une identité plurielle est une autre façon d’avancer vers une démocratie libérale.

Permettez-moi d’exposer un dernier point : l’acceptation des observations de l’autre sur nos propres résultats. Les leaders populistes sont allergiques à toutes les critiques, surtout lorsqu’elles proviennent de l’étranger. Ils entraînent les populations dans un nationalisme chatouilleux qui rejette toutes les critiques internationales, en les qualifiant d’insultes à la nation. La démocratie est un objectif universel et nous devons tous apprendre les uns des autres.

Ce point me ramène au thème de l’« Europe maintenant » ou aux normes de saine gouvernance et de démocratie à respecter pour adhérer à l’Union européenne. Les six pays des Balkans occidentaux commettraient une erreur s’ils voyaient les normes européennes comme des contraintes externes à adopter exclusivement pour obtenir un accès à une source de subventions et à un grand marché unique. Ces normes sont avant tout une occasion formidable d’amélioration par l’émulation des autres.

Prenons comme exemple le rapport de 2018 de la Commission européenne sur le Monténégro.[1] On peut y lire que certains progrès ont été réalisés, mais que :

La Commission européenne établit un lien explicite entre la bonne gouvernance et la vigueur de l’économie : « les faiblesses de la primauté du droit (…) ont une influence néfaste sur l’environnement commercial »[2] Ce document exhaustif de 101 pages traite de nombreux autres sujets, mais le seul point que je voulais souligner est qu’il s’agit bien plus qu’un simple énoncé des obligations des membres de l’Union européenne. Ce document présente au Monténégro une liste d’indicateurs de son rendement pour l’aider à trouver sa propre voie pour l’amélioration et le renforcement de sa démocratie libérale. 

On peut dire la même chose d’autres indicateurs internationaux réputés comme le Freedom House Index, le classement international de la liberté de presse ou l’indice de perception de la corruption de Transparency International. Sans être parfaits, ils situent chaque pays par rapport aux autres et suscitent ainsi une saine émulation. Par exemple, si l’indice de démocratie établi par l’Economist Intelligence Unit en 2017 classe le Monténégro au 71e rang sur 167, mais la Bulgarie au 49e rang et la Slovénie au 31e, pourquoi le Monténégro ne pourrait-il pas rejoindre ou même dépasser ces deux pays? C’est la question à se poser et se la poser est une façon de mettre la fierté nationale au service de l’amélioration de la démocratie.  

La vérité est que la démocratie est un travail jamais achevé et que pour progresser, nous devons nous ouvrir aux observations des autres. Ce fait est valable pour tous les pays. En 2017, le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale a publié un rapport sur le Canada concluant qu’il y avait encore dans ce pays beaucoup trop de crimes et de discours raciaux haineux et de discrimination.[3] Le Canada a besoin de ce genre de critiques comme antidote à la complaisance. 

Le 17 avril, la Haute-Représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Federica Mogherini, a tenu une réunion non officielle avec les premiers ministres des six pays des Balkans occidentaux en Macédoine au cours de laquelle elle a déclaré que les Balkans occidentaux font partie de l’Europe et qu’ils feront un jour partie de l’Union européenne[4]. En toute amitié, le Canada souhaite que cela se produise, non seulement pour les Balkans occidentaux, mais aussi pour l’Europe et pour le monde. Les pays des Balkans occidentaux ont tellement à apporter dans la recherche universelle de la démocratie libérale. Le défi est grand, mais l’espoir l’est tout autant.


[1] - Commission européenne, Commission Staff Working Document : Montenegro 2018 Report, Strasbourg, 17 avril 2018, https://ec.europa.eu/neighbourhood-enlargement/sites/near/files/20180417-montenegro-report.pdf

[2] - Ibid

[3] - Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Committee on the Elimination of Racial Discrimination considers the report of Canada, Bureau du Haut Commissaire aux droits de l’Homme des Nations Unies, août 2017, http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=21973&LangID=E

[4] - Union européenne, Action extérieure, Communiqué de presse, avril 2018, https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/42945/mme-federica-mogherini-se-rendra-dans-les-balkans-occidentaux-du-17-au-19-avril_fr

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