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Chypre : Le fédéralisme fait-il partie de la solution?

Allocution prononcée lors de trois dialogues sur le fédéralisme canadien avec des Chypriotes grecs, Chypriotes turcs et journalistes respectifs

7-8 mai 2019, Chypre

Stéphane Dion
Envoyé spécial auprès de l’Union européenne et de l’Europe et ambassadeur du Canada en Allemagne

Mesdames et Messieurs,

En présence du Docteur Rita Severis, Consul honoraire du Canada, et de son équipe, laquelle a organisé mon séjour y compris la présente rencontre, et en présence aussi de notre nouveau haut-commissaire auprès de la République de Chypre, M. Mark Allen, lequel vient, tout juste ce matin, de présenter ses lettres de créance, je veux vous remercier, toutes et tous, d’être venus aujourd’hui à la zone tampon.

À titre d’envoyé spécial du premier ministre Trudeau auprès de l’Union européenne et de l’Europe, mon rôle est de renforcer les liens entre le Canada et tous les pays européens de façon à ce que nous apprenions les uns des autres et travaillons ensemble pour plus de prospérité, de justice, de paix et de démocratie. À ce titre, la première chose que je veux exprimer aujourd’hui est un message d’admiration et d’espoir au peuple de Chypre de la part du peuple canadien.

Les Canadiens ont effectivement de l’admiration pour une île d’une saisissante beauté et dont la riche culture captive et enchante des millions d’êtres humains. Une île à l’entrée du Moyen-Orient, qui a vécu sous différentes puissances, mais qui a triomphé, à sa manière, en acquérant, de chacune d’elles, une partie de leur culture. Et donc, une partie de la culture des Assyriens, des Égyptiens, des Perses, des Grecs avec Alexandre le Grand, de l’Égypte ptolémaïque, des Empires romains classique et d’Orient, des califats arabes, de la dynastie française des Lusignan, des Vénitiens, des Ottomans et des Britanniques… avant d’obtenir son indépendance en 1960. Et chaque fois, au contact de ces influences, le patrimoine chypriote s’est enrichi, en partant des Chants cypriens, une des toutes premières expressions épiques de poésie grecque et européenne.

Cette admiration pour Chypre se prolonge aussi d’un espoir, et vous savez très bien lequel : que l’île qui a absorbé tous ces apports, et qui a vu naître la philosophie du stoïcisme, trouve les voies de la sagesse qui lui permettront d’incarner la noble aspiration d’un pluralisme généreux reliant les communautés chrétiennes et musulmanes. Dans ce monde meurtri par la méfiance et les préjugés, si Chypre peut réussir à faire vivre dans l’entraide sa composante grecque chrétienne et sa composante turque musulmane, cela serait un bienfait pour l’île, mais aussi une inspiration pour le reste du monde. Je sais que cet espoir de concorde vit, il bat dans le cœur de Chypre, il bat dans le cœur de tous ceux qui aiment Chypre. Il bat dans le cœur du Canada qui sera toujours fier d’avoir contribué à la force onusienne de maintien de la paix de 1964 à 1993.

Je sais que ce n’est pas faute d’essayer de trouver une solution. Mais les obstacles sont considérables : les meurtrissures du passé, près d’un demi-siècle de séparation, les dizaines de milliers de gens déplacés, les droits de propriété en cause, les territoires disputés, les ressources à partager, la citoyenneté contestée des habitants arrivés après la séparation, les garanties de sécurité, les interférences étrangères. Eh bien sûr, il y a l’enjeu de la gouvernance : comment gouverner ensemble sans qu’une communauté ne se sente menacée, l’autre entravée?

Ma présentation porte le titre suivant: « Chypre: le fédéralisme fait-il partie de la solution ? » Je ne donnerai pas de réponse à cette question, car cela vous revient. Le Canada appuie les résolutions de l’ONU en faveur d’une fédération bi-communale et bizonale, mais, au bout du compte, il appartient aux populations de Chypre de choisir et de mettre en œuvre des solutions. Je vois bien que vos perspectives diffèrent: certains d’entre vous voient la solution dans une Chypre réunifiée sous la forme d’une fédération; d’autres croient plutôt dans la solution des deux États; et plusieurs ne savent pas quel choix faire. Mais nous voulons tous une discussion ouverte où toutes les perspectives de solutions pacifiques seront considérées et respectées.

Je vais m’en tenir à présenter ma compréhension du système fédéral, l’un de mes champs d’expertise. Je vais naturellement insister sur l’expérience canadienne, qui fait cohabiter différentes communautés, incluant les anglophones et les francophones, au sein d’une même fédération. J’espère que cela vous sera utile dans votre quête de nouvelles perspectives.

Le fédéralisme n’est pas le seul moyen d’obtenir l’unité dans la diversité, mais il est celui qu’ont emprunté plusieurs pays aux populations diversifiées et multiculturelles dont le Canada, la Suisse, la Belgique, l’Inde, l’Afrique du sud et le Nigéria.

D’un point de vue technique, le fédéralisme est l’attribution par la Constitution de compétences législatives au parlement fédéral et aux assemblées législatives des entités fédérées, chacun étant directement élu par la population. Cet agencement permet à une population minoritaire dans l’ensemble du pays, mais majoritaire sur une partie du territoire, de jouir d’une autonomie là où elle est majoritaire. C’est le cas des francophones du Canada, car ils sont majoritaires au Québec, la deuxième plus populeuse et la plus grande des dix provinces canadiennes.

Le fédéralisme est donc un principe d’autonomie. Mais il n’est pas que cela : il est aussi un principe d’union. D’un point de vue philosophique, le fédéralisme est la combinaison de ces deux principes : l’union et l’autonomie. Les deux doivent être gardés bien en tête. L’union permet le rassemblement des volontés et des talents en vue de l’atteinte d’objectifs communs. Ce principe d’union s’incarne surtout dans les institutions communes : le parlement fédéral, l’exécutif fédéral, la Banque centrale et les tribunaux fédéraux et la Cour suprême.

Mais les entités fédérées aussi, fortes de leur autonomie, doivent adhérer à ce principe d’union, ce que la Constitution ou loi fondamentale allemande appelle justement la loyauté fédérale. Elles doivent chercher à contribuer au bien-être et au progrès de l’ensemble du pays. En retour, les institutions fédérales, y compris le gouvernement et le parlement, doivent prendre en compte, par leurs décisions, la diversité du pays.

Pour y arriver, il faut un ensemble de dispositions institutionnelles et législatives. C’est ainsi qu’au Canada, fédération décentralisée, la Constitution accorde une large part des responsabilités publiques, ou compétences, aux dix entités fédérées, appelées provinces. Nos trois territoires du Nord ont des responsabilités presque aussi étendues. La seule province à majorité francophone, le Québec, dispose d’aménagements particuliers, tel un système judiciaire relevant du code civil plutôt que de la Common Law. Le gouvernement du Québec exerce à plein ses compétences constitutionnelles en plus de se faire régulièrement le champion de l’autonomie des provinces.

Les institutions fédérales tiennent compte de la dualité linguistique canadienne. La Constitution reconnaît l’anglais et le français comme les deux langues officielles, le Parlement fonctionne dans les deux langues et le gouvernement fédéral est tenu d’offrir ses services dans les deux langues partout où le nombre le justifie.

En plus, la Constitution contient une charte des droits et libertés qui enchâsse les droits individuels fondamentaux ainsi que les droits de peuples autochtones et le principe du multiculturalisme.

Pour les Québécois francophones comme moi, le fédéralisme canadien nous donne une autonomie au Québec et aussi la possibilité de contribuer à l’ensemble du Canada. Nous jouissons de l’entraide canadienne en plus de l’enrichir de nos efforts de nos talents. Voilà ce que nous offre l’esprit fédéral fait d’autonomie et d’union. Certains Québécois préfèreraient être toujours en situation majoritaire et voudraient que le Québec devienne un pays indépendant, ne faisant plus partie du Canada. Je crois qu’ils ont tort et que le Canada ne doit pas infliger au monde le spectacle de sa rupture. Je crois que le Canada doit au contraire continuer à incarner la preuve qu’un pays se rapproche des aspirations universelles lorsqu’il s’appuie sur sa diversité.

Cela suppose, bien sûr, que la ou les populations minoritaires acceptent de vivre dans le même pays qu’une population plus nombreuse qu’elles. Je ne connais aucune fédération qui garantit à un groupe minoritaire la parité en toutes circonstances. Aux parlements du Canada, de Belgique, de Suisse, les francophones sont minoritaires vis-à-vis des anglophones, des néerlandophones et des germanophones.

Je sais qu’un sujet important de vos discussions est ce que vous appelez le vote positif : en quelles circonstances un projet ou une initiative fédérale devrait recueillir l’assentiment de vos deux communautés pour être entériné?

La Belgique est, à ma connaissance, la fédération qui a poussé le plus loin de telles garanties de parité au bénéfice de la population minoritaire. La Chambre des représentants compte 150 députés, dont 87 élus dans des circonscriptions néerlandophones et 63 dans des circonscriptions francophones (et quelques-unes germanophones). Les francophones sont donc en minorité pour l’essentiel des lois à voter. Mais pour quelques lois bien précises, dites lois spéciales, lesquelles ont trait surtout aux rapports entre l’Autorité fédérale, les Communautés et les Régions, on requiert une majorité des deux tiers des députés en plus d’une majorité dans chaque groupe linguistique pour que ces lois puissent être votées ou amendées.

De plus, il y a le mécanisme dit de la « sonnette d’alarme ». Si, lors de la discussion d'une proposition ou d'un projet de loi, un groupe linguistique (on pense surtout ici au francophone puisqu’il est minoritaire) se sent menacé, il peut tirer cette sonnette d’alarme : il remet alors une motion motivée signée par les trois quarts au moins des membres d'un des groupes linguistiques et déclare que les dispositions d'un projet ou d'une proposition de loi porte atteinte aux relations entre les communautés. La procédure parlementaire normale est suspendue et la question est déférée au Conseil des ministres fédéral. Si on ne parvient pas à se mettre d’accord, il y a impasse politique et on dissout les chambres. Cette sonnette d'alarme n'a été actionnée que deux fois. Mais ce genre de mécanisme a surtout un effet préventif: il incite aux négociations préalables et dissuade la poursuite de mesures qui seraient de toute façon rejetées par l’autre groupe.

On pourrait envisager que ces mécanismes de lois spéciales et de « sonnette d’alarme » s’appliquent aussi au sein de l’assemblée législative de chaque entité fédérée, au bénéfice du groupe qui s’y trouve minoritaire. C’est ce qu’on retrouve en Belgique au sein de la région bruxelloise, au bénéfice cette fois de la minorité néerlandophone.

Ainsi, toutes les fédérations démocratiques offrent des garanties et protections constitutionnelles à leurs populations minoritaires. Mais il reste qu’au bout du compte, aucune fédération ne peut subsister sans une solide dose de bonne foi mutuelle entre la ou les minorités et la majorité. Cette bonne foi essentielle se construit, s’enseigne et s’entretient. Le fédéralisme est plus qu’une mécanique institutionnelle, c’est un état d’esprit, une philosophie de la vie en société, fondée sur la tolérance, le respect mutuel et la conviction que la diversité du pays doit devenir l’une de ses forces.

Surtout, il faut que chacun en arrive à se voir et se définir autrement que selon la seule appartenance ethnique, linguistique ou religieuse. Je ne suis pas qu’un francophone québécois, je suis aussi un habitant d’une grande ville, un universitaire, un fonctionnaire fédéral, un citoyen de philosophie libérale, un père de famille, un amateur de hockey, un amoureux de la nature et des arts. Toutes ces appartenances s’entremêlent de sorte que, très souvent, je me trouverai en accord et agirai de concert avec des Canadiens qui ne parlent pas nécessairement ma langue ou n’habitent pas toujours ma province. Ce serait donc une erreur de bâtir une fédération qui ne concevrait les citoyens, encore et toujours, qu’en fonction de quelques attributs collectifs prédéfinis. 

Alors voilà les considérations qui peuvent vous guider dans votre quête d’une solution qui conviendrait à Chypre et qui pourrait combiner chez vous le principe d’union et le principe d’autonomie. Vous pouvez vous inspirer de ce qui s’est fait au Canada, en Belgique, ou ailleurs, mais avec toujours la même quête universelle d’unité dans la diversité : des populations diverses se rassemblant pour faire une société meilleure composé de concitoyens qui se respectent, s’apprécient et s’entraident. L’objectif est que les Chypriotes turcs musulmans, bien que minoritaires, puissent se sentir en confiance et que les Chypriotes grecs chrétiens ne se sentent pas dépouillés ou entravés. Et que tous se voient comme des concitoyens libres et solidaires.

L’avenir de Chypre passe-t-il par une fédération? ou par d’autres solutions? Encore une fois, c’est à vous de répondre.  Les défis sont énormes, mais certainement pas insurmontables. Il faut y croire, pour les Chypriotes, et pour le monde. Pour ce grand objectif, Chypre pourra toujours compter sur le Canada.

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