« Avantage Canada : redéfinir notre rôle dans un monde en évolution »

D. H. Burney©
Conseiller stratégique principal
Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Allocution prononcée dans le cadre de la Conférence commémorative O. D. Skelton

Ottawa
2 juin 2015

J’ai passé 30 ans de ma vie aux Affaires extérieures (comme on disait alors), mais c’était bien après l’époque d’O. D. Skelton. Son souvenir – et celui de tous les autres considérés comme des personnages de premier plan durant « l’âge d’or » de la politique étrangère canadienne – était cependant bien présent encore dans les années 1960. Un de ces hommes, Norman Robertson, était sous-secrétaire quand j’ai fait mon entrée au Ministère.

Pour un jeune agent du service extérieur en période d’essai, il était très intimidant de s’approcher du « Killers Row » – c’est-à-dire de la haute direction, dont les bureaux étaient situés à l’époque dans l’édifice de l’Est et qui sont maintenant au huitième étage.

Une de mes premières missions consistait à organiser des présentations de livres de la collection Canadiana pour de nobles institutions étrangères. On ne peut pas dire que ce fut un grand succès. Mon premier envoi de livres, à Uppsala en Suède, a littéralement coulé en mer. J’ai su à ce moment-là que la Couronne n’avait pris aucune assurance et que c’était donc une perte totale.

Peu de temps après, on m’a demandé de faire une sélection de livres pour l’Université Notre-Dame. Mon impétuosité de l’époque m’a fait remettre en cause ce choix au motif que l’Université Notre-Dame était bien dotée et n’avait nul besoin d’un don de livres par le Canada. La note de service dans laquelle j’exprimais mon opinion m’a valu une rencontre pendant laquelle Ed Ritchie, alors sous-secrétaire adjoint, a remis les pendules à l’heure. Ces livres, m’a-t-on clairement fait comprendre, avaient été promis par un sénateur canadien, car notre premier ministre (Lester B. Pearson) devait recevoir cette année-là un diplôme honorifique de l’Université Notre-Dame.

Ce que j’ai appris alors, et que je n’ai jamais oublié, c’est que la politique et les politiques peuvent, à l’occasion, se croiser.

Peu de pays passent autant de temps que le Canada à analyser la politique étrangère ou à réfléchir sans relâche à leur rôle sur la scène internationale. Je pense que cela tient beaucoup à notre géographie et à notre cheminement graduel, voire prudent, vers l’indépendance. Nous avons passé plus d’un siècle à tenter avec précaution de réduire notre dépendance envers la Grande-Bretagne, tout en résistant aux illusions ou à la peur existentielle d’une annexion par les États-Unis. Sans oublier les tendances séparatrices de nos deux peuples fondateurs.

O. D. Skelton a pris part de manière directe à certaines étapes de cette évolution. Il était, comme l’a écrit Conrad Black, [trad.] « un authentique nationaliste canadien qui respectait tant l’Empire britannique que les États-Unis, mais qui prônait [ ] une voie indépendante pour le Canada ». Il ajoute que Skelton « souffrait des mêmes handicaps que la plupart des Canadiens. Il n’était pas flamboyant, n’avait pas le panache nécessaire pour susciter l’enthousiasme des Canadiens, un enthousiasme comme toujours étouffé par la prudence, le doute et le manque d’assurance ».

Il est rare, en politique étrangère, d’être accusé de flamboyance, mais si O. D. Skelton avait vécu après 1940, il aurait peut-être aidé à définir une position canadienne sur la conduite de la guerre qui soit plus en ligne avec notre importante contribution. Notre premier ministre de l’époque était, comme le dit Charles Ritchie dans ses journaux intimes, plus intéressé par la récupération des ruines des bombardements de Londres pour Kingsmere qu’à promouvoir une position canadienne claire dans la conduite de la guerre.

Vu nos antécédents et une prédilection pour la prudence ancrée dans notre ADN, il est peu surprenant que notre rôle et notre identité sur la scène internationale aient été incertains, hésitants. Nous nous en sommes tenus à notre étiquette nébuleuse de « pays de puissance moyenne » et à nos liens multilatéraux, presque comme s’ils étaient une fin en soi, même si certains de ces liens ne servaient en aucune façon les intérêts canadiens.

Perchés au sommet de l’Amérique du Nord, avec une petite population soudée répartie le long de notre frontière sud, nous sommes à la fois envieux et craintifs face à la puissance écrasante de notre voisin du Sud. Certains Canadiens croient que notre influence dans le monde est plus importante que celle que nous avons réellement – c’est le complexe du « petit Américain ». D’autres sont plutôt enclins à l’attitude plus déférente du « petit Canadien », et croient que les problèmes qui surviennent dans notre relation avec les États-Unis sont de notre faute.

Ces façons de voir sont non seulement inexactes, mais humiliantes. Je souhaiterais ce soir proposer une autre vision et essayer de contrer ce manque d’enthousiasme envers la politique étrangère canadienne. Je voudrais apporter un peu de piquant et dire comment, à mon avis, le Canada devrait faire entendre sa voix sur la scène internationale.

Je ferai des choix et laisserai des choses de côté, sachant bien que tous ne seront pas d’accord avec moi. J’espère stimuler le débat, à défaut de susciter des actions. Nous sommes après tout en année électorale et on ne sait jamais qui est susceptible de nous écouter.

Le principal objectif de la politique étrangère devrait être de garantir un Canada prospère et sûr, un Canada uni dans un monde stable, plus humain.

Ce sont la capacité et la pertinence qui détermineront notre influence dans la défense de nos intérêts. Les valeurs qui fondent notre système politique sont en quelque sorte le gouvernail qui nous permet de naviguer dans un monde plus incertain et plus turbulent.

Il faut d’abord et avant tout se focaliser. Nous devons adapter de manière cohérente et systématique les instruments importants de notre politique étrangère – diplomatie, commerce, sécurité et aide au développement – à un ensemble particulier de priorités ou d’objectifs, en conservant en tout temps une certaine capacité d’adaptation aux événements du moment. Aucune stratégie infaillible n’existe pour gérer les événements imprévus dans le monde.

On peut observer la résurgence d’une Russie opérant en marge de la loi, qui déstabilise plus de 70 années de relative stabilité en Europe, ainsi que la montée d’autres puissances régionales autoritaires comme la Chine et l’Iran. On peut observer les carnages odieux perpétrés au Moyen-Orient par l’État islamique, qui s’étend maintenant en Afrique du Nord et en Afrique centrale et qui attire le soutien intermittent de jeunes des pays occidentaux, y compris le nôtre.

Le Moyen-Orient est plus inflammable que jamais. L’euphorie initiale qui a suivi l’accord nucléaire avec l’IRAN ne survivra peut-être pas aux négociations complexes encore à venir. Des questions plus larges sont soulevées pour cette région explosive, qu’il y ait accord ou non.

La puissance est plus diffuse dans le monde. Le leadership américain et la détermination occidentale sont beaucoup moins certains et la légitimité des institutions destinées à préserver la stabilité et la prospérité n’est plus la même. C’est ce que Ian Bremmer appelle un monde « G zéro », un monde dans lequel l’intérêt personnel prend de plus en plus de place et où les notions habituelles de solidarité et de bon voisinage disparaissent peu à peu.

Lorsqu’on a demandé à Ronald Reagan de décrire un optimiste, il a raconté l’histoire d’un jeune garçon confronté à une pièce pleine de fumier de cheval. Comme le garçon commençait à creuser dans le tas avec enthousiasme, des gens qui passaient par là lui ont demandé ce qu’il pouvait bien être en train de faire, ce à quoi il a répondu « Je sais juste qu’il doit y avoir un poney quelque part par ici ».

Je pense pour ma part que certains pays sont mieux en mesure de faire face aux incertitudes et de tirer parti des changements en cours. Le Canada est certainement l’un de ces pays.

Il faut à la base déterminer avec prudence comment contrer les menaces à la stabilité mondiale – comme nous le faisons aujourd’hui contre l’État islamique – et comment faire valoir nos avantages comparatifs sur les marchés mondiaux les plus prometteurs. Adopter ce que l’on pourrait appeler le « modèle Wayne Gretzky », c’est-à-dire aller là où sera la croissance économique.

Au-delà de cette orientation générale, voici quelques suggestions plus précises sur ce que le Canada devrait faire pour être plus attentif, plus influent et pour prospérer dans ce siècle encore jeune :

Il nous faudra toujours faire preuve de vigilance dans la défense de nos intérêts commerciaux aux États-Unis, mais nous ne devons jamais dépendre d’un marché unique pour nos exportations, comme le pétrole.

Les Canadiens ont peut-être envie d’une « relation spéciale » avec les États-Unis, comme bien d’autres pays, mais les États-Unis ne semblent ni en mesure ni désireux de rendre la pareille. En fait, les États-Unis usent de nos jours de plus en plus de leur influence économique pour faire avancer leurs propres intérêts nationaux.

Du temps de Brian Mulroney, auquel je suis fier d’avoir été étroitement associé, c’était la confiance mutuelle et les avantages réciproques qui régnaient, mais je réalise maintenant que ce n’était pas la norme, mais une exception peu susceptible de se reproduire dans un avenir proche.

L’impact négatif de l’impasse prolongée du dossier Keystone et d’autres mesures protectionnistes américaines souligne le risque inhérent d’une dépendance excessive envers les États-Unis. Et surtout, nous sommes en train de perdre des parts de marché aux États-Unis et nous ne faisons pas beaucoup de progrès ailleurs. Voilà le défi économique que nous devons relever.

Nous avons la capacité et la possibilité d’élargir la portée de notre programme sur l’économie, la sécurité et d’autres fronts. Il nous faut une stratégie concertée qui nous permette de tirer des avantages concrets et d’exercer une plus grande influence.

Il suffit d’examiner la profonde transformation de l’économie mondiale qui, je crois, est très encourageante. La croissance mondiale au cours des dernières années s’est faite aux deux tiers dans les marchés émergents, pour l’essentiel en Asie et surtout en Chine, qui va bientôt dépasser les États-Unis comme première économie mondiale. En 2020, cette part devrait être de 75 %. Beaucoup de ces marchés ont besoin de produits des secteurs énergétique, minéral et agricole, mais également d’établissements d’enseignement et de santé, de services bancaires, d’assurance, de produits aéronautiques et informatiques et autres biens et services de grande qualité – qui sont tous des points forts du Canada!

Il s’agit sans doute là de bonnes nouvelles, car nous pouvons galvaniser la volonté canadienne de profiter des possibilités économiques offertes.

L’Accord de libre-échange Canada-Corée (ALECC) et l’Accord économique et commercial global (AECG) avec l’Union européenne, quand ils seront mis en œuvre, seront des étapes importantes; de même, la perspective d’un accord sur le commerce et l’investissement avec l’Inde, annoncé au cours de la visite récente du premier ministre Modi, est la bienvenue. Mais il faut plus.

Permettez-moi d’insister sur cette redéfinition, qui est destinée à compléter, et non remplacer, les relations avec les États-Unis. Je peux vous assurer cependant que plus notre diplomatie sera équilibrée et rigoureuse, plus nous deviendrons un acteur mondial capable de servir ses propres intérêts, plus nous serons en mesure de gérer nos relations complexes avec les États-Unis. Il faut nous débarrasser de nos œillères!

La question clé en matière de politique étrangère à laquelle le monde sera confronté sera de savoir comment les États-Unis et la Chine choisiront de gérer leur relation géopolitique économiquement interdépendante, mais potentiellement houleuse. Tout au long de l’histoire, les puissances dominantes ont toujours eu du mal à affronter les puissances émergentes. Les États-Unis sont obsédés par la montée de la Chine. Sans surprise, la Chine est déterminée à résister aux manœuvres de confinement et à exercer une influence conforme à sa puissance économique en plein essor.

Le Canada a intérêt à ce que cette relation évolue de manière stable. La meilleure façon pour nous de contribuer à cela est de nous engager sérieusement et raisonnablement avec ces deux acteurs majeurs.

La croissance économique chinoise a ralenti à un maigre 7 % – prenez le temps d’y réfléchir – et des questions persistent quant à la capacité de la Chine à soutenir la croissance. Cette croissance est maintenant bien réelle, mais les réformes envisagées en novembre 2013 par le président Xi dans son plan de « décisions » sont ambitieuses et destinées à convertir l’économie chinoise pour qu’elle soit mieux adaptée aux forces du marché. Cela se traduira par des améliorations importantes dans le secteur manufacturier et plus d’importance accordée au secteur des services. C’est un exercice d’équilibre délicat consistant à se diriger vers une économie de marché plus ouverte, tout en conservant un contrôle politique interne monolithique.

Pour paraphraser ce que Churchill a dit un jour à propos de la Russie, la Chine pourrait bien être « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », mais elle offre de réelles perspectives pour le Canada.

Il y a à peine trente ans, 84 % de la population chinoise vivait avec moins de 1,25 $ par jour. Ce nombre est tombé à 6 % en 2011 et ne constitue même plus de nos jours une statistique. Voilà le résultat des réformes du marché, ce qui prouve que l’éradication de la pauvreté repose sur la réduction du contrôle de l’État, non l’inverse. Et cette tendance s’accélère.

Permettez-moi de citer encore une statistique. L’année dernière, la Chine a dépensé 128 milliards de dollars pour la modernisation et l’expansion de son infrastructure ferroviaire. Les États-Unis ont eux investi 1,4 milliard. Ce contraste frappant est révélateur de l’ampleur des changements.

Les dirigeants chinois reconnaissent qu’ils ont besoin d’un nouveau modèle économique pour assurer une forte croissance pour les décennies à venir, mais peu importe le scénario, la Chine aura besoin de ressources naturelles provenant du monde entier et d’expertise en matière de services évolués. Voilà précisément les domaines où le Canada peut tirer son épingle du jeu.

Les termes de l’échange joueront un rôle clé et, comme le montre l’ouverture de la plaque tournante de la devise chinoise à Toronto, la mondialisation financière de l’économie chinoise sera la prochaine évolution majeure.

Mais nous ne pouvons pas espérer récolter les dividendes de ces importantes réformes si nous nous appuyons uniquement sur les visites occasionnelles de hauts dirigeants pour faire valoir nos intérêts.

La Chine apporte en ce moment des réformes majeures à son marché pour la simple et bonne raison que c’est la chose intelligente à faire. C’est aussi le propre intérêt du Canada qui devrait le motiver à intervenir aussi concrètement et stratégiquement.

Malheureusement, nous avons hésité à saisir les occasions.

Une étude économique complémentaire repose sur les tablettes depuis plus de trois ans.

Il nous a fallu plus de deux ans pour ratifier un accord de protection des investissements somme toute assez courant.

Frustré de voir que le FMI et la Banque mondiale ne sont pas parvenus à ajuster leurs règles concernant l’exercice du droit de vote afin de refléter la puissance économique croissante de la Chine, Beijing a mis sur pied plus tôt cette année la Asian Infrastructure and Investment Bank (AIIB). L’objectif est de financer les infrastructures d’une route de la soie du XXIsiècle afin d’assurer le transport efficace des marchandises vers les pays voisins de la Chine. Certains y voient une version chinoise du Plan Marshall. L’attribut le plus convaincant de cette banque, c’est que la Chine a de l’argent. Beaucoup d’argent. Des milliards de devises étrangères à utiliser.

Cette nouvelle banque sert avant tout à asseoir la légitimité internationale de la Chine. Elle est au service des intérêts stratégiques de la Chine et elle permet de faire de Beijing un prêteur de premier ressort.

Malheureusement, le Canada a choisi de ne pas être un partenaire fondateur de l’AIIB et, par conséquent, les entreprises de construction et les fonds de pension canadiens ne pourront pas être dans la file d’attente initiale lorsque les premiers contrats de la banque seront signés.

La Chine étend actuellement son influence dans des endroits comme le Soudan, le Yémen, le Népal et maintenant l’Afghanistan, en agissant concrètement lors des conflits et des catastrophes naturelles, ce qui sert bien sûr ses intérêts, mais aussi des intérêts mondiaux plus larges. Elle possède la capacité et la volonté qui font défaut à d’autres. D’autres actions, par exemple ses revendications territoriales agressives dans la mer de Chine orientale, sont bien sûr moins bien accueillies.

Les sondages au Canada indiquent une certaine méfiance à l’égard de la Chine et une crainte d’un rapprochement trop grand. Il est vrai que son système de gouvernement est très différent du nôtre et qu’elle a un lourd passif en matière de droits de la personne. Ce sont bien sûr des raisons de rester prudent, mais je suis d’avis que l’engagement et la négociation sont les meilleurs moyens de favoriser les changements.

Sur la scène mondiale, l’influence découle de la pertinence et de la capacité – les sentiments n’ont rien à voir là-dedans. Et les gouvernements ont la responsabilité de guider – non de suivre – l’opinion publique.

Il nous faut décider du type de relation que nous voulons avec la Chine et en établir les raisons, car ce sera là le pivot d’une approche plus axée sur la région Asie-Pacifique.

Une priorité devrait être le lancement de négociations économiques bilatérales globales qui seraient le gage d’un accès plus sûr au marché pour nos biens et services et d’une plus grande protection pour les investisseurs ou encore les droits de propriété intellectuelle. Voilà précisément ce que la Nouvelle-Zélande et l’Australie, entre autres, ont fait. Voilà ce que devrait faire le Canada.

Le Partenariat transpacifique, s’il se conclut, nous aidera pour certains autres marchés d’Asie, notamment le Japon, le Vietnam et la Malaisie, mais il faut que le gouvernement et le secteur privé fassent preuve de courage et d’audace et prennent les grands moyens pour que nous puissions récolter les fruits de cet accord dans cette région dynamique.

Les leçons tirées de l’Afghanistan, de la Libye et maintenant de l’Irak et de la Syrie donnent à réfléchir. Les interventions militaires et humanitaires peuvent bien sûr aider à la résolution des conflits, mais au final ce qu’il faut ce sont des solutions politiques. Ces solutions reposent sur un leadership fort et d’intenses négociations. Peu importe la noblesse des intentions, les interventions militaires, qu’elles soient limitées ou provisoires, ne parviendront jamais à résoudre les explosions de violence liées à des guerres pour la plupart civiles.

L’instinct d’agir face à la brutalité ne peut combler le vide laissé par les organismes internationaux comme le Conseil de sécurité, qui sont chargés de gérer les conflits et d’éviter les catastrophes humaines. Mais les coalitions ficelées à la hâte sous le leadership incertain des États-Unis se révèlent insuffisantes.

Ce bilan insatisfaisant à ce jour peut être attribué à plusieurs facteurs : la propension des États-Unis à jouer les meneurs s’amenuise; les échéanciers et les engagements sont davantage déterminés par les enjeux politiques intérieurs américains que par des objectifs militaires ou diplomatiques cohérents et les gouvernements recevant une aide sont clairement incompétents. Mais ce qui manque le plus, dans chaque cas, c’est une stratégie de retrait réalisable.

Les doctrines comme la responsabilité de protéger ou l’obligation d’agir (« l’appel du devoir ») sont bonnes pour forcer la participation, mais pas pour concevoir des solutions viables.

Sans un leadership plus concerté des États-Unis dans un monde où l’absence de leaders est de plus en plus marquée, la montée du fanatisme et de l’intérêt personnel l’emportera sur la notion du devoir et les principes de la sécurité collective.

Les raisons pour lesquelles le Canada joue un rôle en Irak et en Syrie sont assez simples. En revanche on ne sait pas trop si ces actions permettront d’atteindre l’objectif et si nous aurons la force de soutenir un autre engagement non concluant. Nous ne pouvons pas rester à l’écart et laisser la sale besogne aux autres; mais une fois dans le bateau, nous devons faire en sorte que notre engagement soit plus géopolitique ou stratégique. Plus important encore, nous devons faire une évaluation objective de la volonté collective et de l’objectif ultime.

Je crois qu’il est temps de repenser notre approche des défis mondiaux en matière de sécurité. Pendant des décennies, nous nous sommes concentrés presque exclusivement sur les liens Atlantique. Il nous faut non seulement élargir notre portée économique, en particulier dans la région Asie-Pacifique, mais également commencer à nous intéresser à la sécurité dans cette région.

Outre le Moyen-Orient, les points potentiels d’insécurité se trouvent principalement en Asie et beaucoup dans la région seraient favorables à un rôle plus important du Canada. Il y a une différence déterminante entre être un partenaire et être un visiteur.

Mais il ne s’agit pas de faire du bricolage et d’effectuer de temps à autre des escales dans ces pays. Notre armée ne compte pas assez de soldats et est sous-équipée pour ce qu’elle fait déjà. Si nous voulons jouer un rôle plus grand face à la menace terroriste mondiale ou intervenir dans les zones potentielles d’instabilité, il faudra renforcer notre capacité militaire.

Plus près de nous, il faudrait adopter une défense antimissile balistique. On ne peut se payer le luxe d’une sécurité du continent assurée par les États-Unis sans assumer une part de responsabilité. Il faudrait aussi renforcer réellement la surveillance de l’Arctique, une région désormais soumise à de nouvelles menaces. Cela donnerait au NORAD une nouvelle vie et une nouvelle légitimité.

C’est sans doute pourquoi l’ancien secrétaire d’État américain Dean Acheson, lui-même à moitié Canadien, a tourné en dérision les responsables de la politique étrangère canadienne, les traitant de « moralistes qui agitent les bras ».

Le multilatéralisme n’est jamais une fin en soi, et la nostalgie, aussi réconfortante soit-elle, n’est pas le meilleur outil pour construite l’avenir.

Beaucoup d’institutions formées dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale sont en train de perdre leur éclat, leur pertinence et leur influence. Il est temps de prendre certaines mesures et d’évaluer ce qui fonctionne et ne fonctionne pas; de même, il faut une réaffectation des engagements et des contributions du Canada.

Les problèmes contemporains – du terrorisme à la cybersécurité, en passant par la prolifération des armes nucléaires et les catastrophes naturelles – exigent une approche nouvelle, prospective et collaborative pour susciter de nouveaux engagements stratégiques qui ne soient pas soumis à des idées obsolètes sur les puissances et aux blocages institutionnels.

Depuis la fin de la Guerre froide, l’OTAN a perdu beaucoup de son sens et, plus important encore, le degré d’engagement de ses États membres n’est plus le même. Comme le prouve l’incursion de la Russie en Ukraine, l’OTAN n’est plus qu’un tigre de papier quand il s’agit d’assurer la sécurité de l’intégrité territoriale en Europe. Les États-Unis préféreraient que les Européens prennent les devants, mais les grandes puissances européennes, comme l’Allemagne, semblent placer leur intérêt économique devant les préoccupations concernant les infractions au droit international.

Après une brève vague de militantisme dans les années 1990, les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU sont retombés dans une paralysie digne de la Guerre froide; ils sont incapables ou refusent d’intervenir face aux violations du droit international, aux actes barbares de terrorisme et aux migrations massives de réfugiés en puissance à la recherche d’un havre de paix. Beaucoup se demandent pourquoi des pays comme l’Allemagne, le Japon, le Brésil et l’Inde ne font pas partie d’un cercle plus étroit de pays, plus responsables, au sein de l’ONU.

Mais ce n’est pas le seul problème. L’OMS a manqué à l’appel pendant la crise suscitée par la propagation du virus Ebola. De nombreuses agences onusiennes semblent étouffées par la bureaucratie, sous-financées et mal équipées pour répondre aux nouveaux défis mondiaux. Avec la crise du virus Ebola et le Népal, on improvise en tentant désespérément de pallier les insuffisances des interventions institutionnelles.

En tant que septième plus grand contributeur au budget des Nations Unies, le Canada devrait certainement avoir son mot à dire sur les réformes internes. Nous pourrions ainsi envisager d’adapter nos contributions en fonction des résultats obtenus par les organismes et nous assurer que nos engagements financiers importants correspondent mieux à nos intérêts mondiaux.

Ce que je veux dire, c’est que le Canada ne peut pas aider tout le monde à la fois. Nous devons être plus analytiques et plus sélectifs, canaliser nos forces économiques, nos compétences diplomatiques, nos idées et nos biens de manière pragmatique, là où nous avons des intérêts et où notre capacité d’influence et de réussite est la meilleure.

Un diplomate asiatique chevronné m’a dit sans détour qu’il pensait que le Canada était trop bien nanti, trop content de soi et pas assez combatif pour saisir les nouvelles occasions, notamment dans sa région.

« Vous possédez toutes les ressources connues de l’humanité, de l’eau à l’agriculture, en passant par les minéraux et l’énergie et, contrairement à la plupart des autres pays, aucune menace existentielle ne pèse sur votre existence. Et pourtant, vous préférez vous laisser aller. »

Nous semblons parfois être comme cet homme né sur le troisième but qui pense qu’il a frappé un triple. Nous avons tendance à profiter sans bouger de la richesse de notre base de ressources et de l’oxygène économique de notre voisin du Sud.

Nous sommes considérés comme une nation « grassouillette », au mieux ambivalente, au pire incapable de bâtir une infrastructure et d’attirer les investissements nécessaires pour le développement et l’exportation.

Si un baril de pétrole à 50 dollars n’était pas déjà assez mauvais pour notre secteur énergétique, nous nous mettons en plus des bâtons dans les roues avec toutes ces ambiguïtés judiciaires et provinciales et ces exigences irrationnelles de la part des différents groupes d’intérêts. Pendant ce temps, nos projets de GNL font du surplace. Le pipeline Énergie Est, qui permettrait à la fois de réduire notre dépendance aux importations étrangères et d’élargir nos marchés pour les exportations de pétrole (soit environ 35 milliards de dollars de plus pour notre PIB) est paralysé par les opposants de tous poils.

Nous agissons comme si nous avions le luxe de tergiverser, de consulter sans cesse, nous envoyons des messages contradictoires sur notre volonté d’obtenir des investissements et des infrastructures sans risque – comme si le monde attendait avec impatience les ressources du Canada. C’est là une présomption dangereusement naïve. Les investisseurs peuvent faire des choix. Les clients disposent d’autres sources d’approvisionnement.

Aucune entreprise ne peut surmonter ces obstacles par elle-même. Les gouvernements et le secteur privé doivent mieux encadrer et animer un débat rationnel sur des projets qui serviront l’intérêt national.

Nous pouvons d’ailleurs mettre en place des mesures raisonnables pour préserver notre environnement tout en développant notre base de ressources. Nous devons rejeter le faux choix entre l’un ou l’autre.

Nous disposons peut-être d’une abondance de ressources alimentaires et énergétiques, mais si nous ne pouvons pas les proposer efficacement sur les marchés, nous resterons coincés par notre propre faute.

La vraie leçon à tirer de l’enlisement de Keystone, c’est qu’il nous faut agir rapidement pour exporter notre énergie au-delà des frontières nord-américaines.

Il faut décider si nous sommes capables de prendre des mesures concrètes pour bâtir l’infrastructure nécessaire à notre prospérité. Le gouvernement devrait faire valoir ses pouvoirs constitutionnels pour agir « sur des ouvrages ou des entreprises à l’avantage général du Canada », car un pipeline, une installation de GNL ou un barrage hydroélectrique sont vitaux pour le bien-être économique du pays. Sinon, nous pouvons continuer à bricoler à la marge, nous laisser aller à l’engouement du moment et conserver les bénéfices politiques pour des objectifs plus limités.

Il ne s’agit pas uniquement d’un défi pour les gouvernements. La complaisance existe aussi dans le secteur privé – de façon chronique et non culturelle. Certaines de nos entreprises ont remarquablement réussi à l’étranger, dans des marchés comme la Chine où les risques sont élevés, mais où les bénéfices sont au rendez-vous. Il ne faut pas hésiter à célébrer leur réussite et à tenter de les imiter.

Le gouvernement peut fixer les priorités et le cadre stratégique par des négociations, mais au final c’est au secteur privé qu’appartient la responsabilité de stimuler le débat public et d’exploiter les avantages d’un accès plus ouvert au marché et d’environnements plus sûrs pour les investissements.

John A. Macdonald s’est appuyé sur cette vision pour forger une nation que beaucoup pensaient improbable il y a 148 ans. La meilleure façon de célébrer notre 150e anniversaire serait de prendre des décisions qui stimuleront notre prospérité et notre sécurité économique pour le reste du XXIe siècle.

Nous sommes un pays de 35 millions d’habitants dans un monde qui en compte plus de 6 milliards. Il faut réunir ce que nous avons – nos forces économiques et nos compétences diplomatiques – et ce que nous sommes là où il y a des intérêts à défendre et des possibilités d’influence et de réussite.

Nous ne souffrons pas d’un grave dysfonctionnement de la gouvernance, et les inégalités de revenu ne sont pas un sujet de préoccupation, comme c’est le cas ailleurs.

Il se peut en effet que nous manquions de panache. Après tout, « la paix, l’ordre et un bon gouvernement » n’est pas un cri de ralliement aussi fort que « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur ».

Mais notre gouvernement fonctionne bien la plupart du temps. Nos valeurs démocratiques sont garanties. Malgré quelques soubresauts ici et là, notre unité et notre tolérance envers la diversité des cultures, des langues et des régions sont un puissant aimant pour de nombreux individus souhaitant venir au Canada.

Plus important encore, la liberté de choix est le symbole par excellence de notre système de valeurs. Ce n’est pas votre pedigree qui détermine ce que vous pouvez faire, mais ce que vous êtes et les talents que vous possédez.

Nous avons raison d’être fiers de ce que nous pouvons apporter au monde. Conrad Black a écrit que [trad.] « le Canada devrait aspirer à devenir le laboratoire mondial d’un gouvernement et d’une société civile en santé ». Ni fracassant ou flamboyant, mais stable, fiable et sûr. Fondamentalement canadien.

Nous vivons dans une époque où se côtoient sans cesse les menaces et les occasions à saisir, mais le Canada dispose de réels avantages – encore faut-il ne pas se laisser faussement conforter par les bienfaits de la nature et les rendements passés.

Notre position géographique explique peut-être que nous nous soyons laissé aller pendant de nombreuses années, mais ni la géographie ni les sentiments ne devraient limiter notre ambition ou notre courage afin de tirer parti de nos forces hors des frontières nord-américaines. Voilà en gros le message que je souhaitais vous transmettre ce soir.

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