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Nouveaux défis pour la liberté de la presse et la démocratie

Shanthi Kalathil, National Endowment for Democracy

Avis : Les vues et les positions exprimées dans le présent rapport n’engagent que leur auteur et ne représentent pas nécessairement celles du ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement ou du gouvernement du Canada. Ce document est la traduction de l’original anglaise.

Résumé

La liberté de la presse et la santé de la démocratie sont intrinsèquement liées. Cependant, elles ont toutes deux été profondément touchées par les changements engendrés par la mondialisation, les nouvelles technologies et la montée de l’autoritarisme. Les médias ont à la fois été avantagés et affaiblis par la révolution de l’information. Bien que les organes de presse peuvent maintenant rejoindre des milliards de consommateurs avides de nouvelles informations, cette même transformation technologique a menacé les anciens modèles d’affaires et suscité une diminution des canaux diffusant de l’information exacte. Dans la foulée de ces changements, des acteurs antidémocratiques et malveillants n’ont pas tardé à profiter des occasions engendrées par les importantes transformations survenues dans l’écosystème de l’information. Des régimes antilibéraux, entre autres, ont activement profité du nouveau paysage médiatique pour propager de la désinformation, alimenter la polarisation et exploiter les vulnérabilités des systèmes démocratiques. Des États autoritaires ont consacré des ressources considérables pour manipuler, censurer et modeler le secteur de l’information. Les campagnes de désinformation qui supplantent l’information crédible, ainsi que d’autres techniques de manipulation, apparaissent donc comme des menaces importantes pour la liberté de la presse.

Fondée en partie sur les mêmes pratiques de collecte de données que celles qui font fonctionner l’économie de l’information, la surveillance de masse est également devenue abordable et facile à mettre en œuvre. Même la simple évocation de la possibilité d’une surveillance peut avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression, tant dans les démocraties que dans les régimes autoritaires. À la lumière des nouveaux risques, qui incluent notamment l’affirmation grandissante des régimes autoritaires et l’évolution constante des technologies, les solutions efficaces vont probablement nécessiter une combinaison d’efforts de la part du gouvernement, du secteur privé, des médias et de la société civile. Par ailleurs, compte tenu de la pertinence de tous ces intervenants à la fois pour la liberté de la presse et pour la démocratie, il est important que les décisions qui structurent le secteur de l’information soient le plus inclusives possible.

Contexte

Pendant des années, la nature de la corrélation positive et intrinsèque entre la liberté de la presse et la démocratie semblait aller de soi. Fondamentalement, la démocratie repose sur un électorat bien informé, qui se renseigne auprès d’institutions médiatiques solides et indépendantes. Ces dernières, à leur tour, sont soutenues au moyen d’un financement public ou privé fourni par cet électorat.

De plus, des médias indépendants devraient idéalement remplir un certain nombre de rôles qui favorisent la responsabilité, la transparence, la participation et l’inclusion dans les processus démocratiques. Les médias diffusent des nouvelles exactes et crédibles, facilitent des discussions et des débats publics éclairés, demandent des comptes aux gens au pouvoir et servent de chien de garde pour protéger l’intérêt public. L’environnement démocratique ouvert et responsable favorisé par ces médias essentiels  contribue également à la santé et à la liberté à long terme du secteur journalistique – qui, à son tour, sert de fondement au développement équitable.Note de bas de page 1

Bien que ce cercle vertueux ait pu être idéalisé, même les postulats de base de cette relation entre la démocratie et les médias sont maintenant remis en question. Les changements découlant de la mondialisation, des nouvelles technologies et de la montée de l’autoritarisme ont grandement affaibli les médias indépendants. Des études ont démontré un déclin constant de la liberté, des capacités et de l’influence des médias indépendants au cours de la dernière décennie.Note de bas de page 2 Les défis qui peuvent affecter la santé et le dynamisme des systèmes démocratiques partout dans le monde sont considérables et difficiles à relever.

Changements systémiques

Un certain nombre de changements systémiques interreliés sur la scène internationale – d’ordre social, économique, politique, technologique – ont eu des répercussions importantes sur les médias indépendants autour du globe, et de manière plus générale, sur la liberté d’expression. Le changement le plus fondamental est la révolution de l’information, qui a à la fois avantagé et affaibli les médias. Les nouvelles plateformes technologiques ont permis aux organes de presse de rejoindre des milliards de nouveaux consommateurs d’information. Cependant, cette même transformation technologique a complètement altéré les anciens modèles publicitaires, et par le fait même, l’assise financière qui soutenait par le passé de nombreuses formes de médias indépendants. Par conséquent, des organes de presse locaux et nationaux partout dans le monde ont fermé en grand nombre – une situation exacerbée par la pandémie mondiale de COVID-19,Note de bas de page 3 ce qui laisse beaucoup moins de canaux diffusant de l’information exacte.

Simultanément, au moyen de ces nouvelles plateformes technologiques, les canaux médiatiques ont eux-mêmes été démocratisés, permettant ainsi une vaste participation publique dans la création et l’échange de nouvelles et d’information. Ce changement rapide a entraîné la création des modèles de communication à origines et destinations multiples et bouleversé le rôle des médias traditionnels. Au début, on a annoncé ce changement comme l’arrivée d’une nouvelle ère de participation et de discussion publiques qui renforceraient la démocratie. En effet, la croissance rapide de plusieurs plateformes de communication multi-intervenants a permis d’élargir l’espace pour débattre de questions politiques importantes, tout en incluant plusieurs personnes qui étaient auparavant exclues de ces discussions.

Cependant, ce changement en a entraîné un autre assez radical dans la fonction de « médiation » des médias – désormais confiée à des algorithmes non transparents et privés. Ces algorithmes contrôlent l’information et décident quelles populations ont accès à quelles informations, mais également combien de personnes y ont accès et à quelle fréquence. Ce changement fondamental, qui touche non seulement le contenu, mais également la portée du discours, a des conséquences à la fois sur le droit du public de transmettre de l’information et son droit de recevoir de l’information. Les enjeux politiques complexes engendrés par cette situation font partie des questions les plus vigoureusement débattues dans les régimes démocratiques partout dans le monde.

Ingérence étrangère et campagnes de désinformation

Alors que ces questions urgentes ont été soulevées dans les démocraties, des acteurs antidémocratiques et d’autres acteurs malveillants n’ont pas tardé à percevoir les possibilités découlant de ces grands changements survenus dans l’écosystème de l’information. Des régimes antilibéraux et d’autres intervenants ont activement profité du nouvel environnement médiatique pour propager de la désinformation, alimenter la polarisation et exploiter les vulnérabilités démocratiques. D’importants États autoritaires ont consacré des ressources considérables pour manipuler, censurer et modeler le secteur de l’information. Cela a entraîné de la « pollution » et de la confusion dans l’ensemble de l’environnement de l’information, où la place accordée à la liberté d’expression a diminué, malgré l’augmentation du nombre de personnes qui fréquentent cet environnement.

Les campagnes de désinformation qui supplantent l’information crédible s’imposent donc comme des menaces sérieuses pour la liberté de la presse. Qu’elles soient menées par des acteurs nationaux ou des entités ou individus étrangers, de telles campagnes sont devenues partie intégrante du paysage médiatique. Bien que ce soit leur contenu qui a davantage attiré l’attention des décideurs politiques, c’est leur écosystème de collecte de données qui représente un nouvel apanage de l’ère de l’information. La collecte et l’utilisation de données personnelles sont à l’origine de méthodes encore plus précises de trouver et de cibler des publics, à qui on peut vendre non seulement des produits, mais des systèmes complets d’idéologies politiques. Comme l’a indiqué Philip N. Howard, directeur de l’Oxford Internet Institute, l’économie mondiale de la désinformation repose sur l’interaction complexe entre les ensembles de données, les algorithmes et l’infrastructure de l’information. Au bout du compte, elle détermine également ses répercussions.Note de bas de page 4

Tous ces changements ont eu un impact significatif sur les systèmes médiatiques dans les démocraties solides et établies depuis longtemps. Les difficultés sont donc d’autant plus grandes dans les jeunes démocraties et d’autres États vulnérables, compte tenu du contexte politique davantage inhospitalier et des canaux relativement peu surveillés, donc propices à l’ingérence politique étrangère. La convergence de ces facteurs dresse un portrait sombre pour la liberté de la presse dans ce type d’environnement, surtout lorsque la viabilité financière force un nivellement vers le bas quant aux normes. Ces vulnérabilités sont particulièrement exacerbées dans les pays plus petits et plus pauvres, qui sont un terrain fertile pour les acteurs autoritaires et d’autres acteurs antidémocratiques. Par exemple, la Macédoine du Nord, le Monténégro et la Moldova sont trois pays européens qui ont fait face à d’importantes opérations d’information russe.Note de bas de page 5

La montée de l’autoritarisme et des tactiques de manipulation dans le monde

Même si la désinformation est en hausse, ce n’est pas le seul moyen que peuvent prendre les acteurs antidémocratiques et malveillants pour censurer et manipuler la sphère de l’information. Alors que le recul au plan démocratique se poursuit rapidement, les régimes autoritaires sont devenus plus astucieux pour exploiter à la fois les nouveaux et les anciens outils afin de mettre en péril la liberté d’expression. Beijing, par exemple, étudie et met à l’essai les tactiques de désinformation du Kremlin. Mais le régime chinois a également consacré une attention continue et des ressources pour exercer en amont une censure sur la sphère mondiale de l’information, afin de bloquer l’accès à l’information considérée délicate sur le plan politique – que ce soit les internements de masse dans la région de Xinjiang ou les manifestations en faveur de la démocratie à Hong Kong.Note de bas de page 6 Dans leur façon de procéder, les autorités chinoises ont cherché à manipuler directement les éléments de l’écosystème de l’information à la source, que ce soit en façonnant et en censurant leurs propres plateformes émergents ou en freinant les nouvelles internationales exactes en harcelant les journalistes étrangers ou en révoquant leur visa. Ces diverses méthodes – qui incluent notamment le recours au secteur privé – ont longtemps été utilisées par le gouvernement pour contrôler l’information à l’intérieur des frontières de la Chine, mais elles sont maintenant couramment utilisées au-delà de ces frontières.

La Chine et la Russie ne sont pas les seuls États à percevoir de nouvelles possibilités pour freiner la dissidence et la liberté d’expression dans le nouvel environnement médiatique. Comme l’indique Freedom House, la surveillance de masse, au moyen de certains des mêmes outils d’écoute des médias sociaux qui sont commercialisés, est devenue abordable et facile à mettre en œuvre.Note de bas de page 7 Même la simple évocation de la possibilité qu’une surveillance soit exercée peut avoir un effet dissuasif sur la liberté d’expression tant dans les démocraties que dans les régimes autoritaires. Selon Freedom House, la combinaison de l’ensemble de ces tendances troublantes a mené à un déclin mondial de la liberté d’expression sur Internet pour une 9e année consécutive en 2019.

Les tactiques de manipulation ne sont pas toutes sophistiquées ou multidimensionnelles. Il y a également eu une hausse de l’utilisation de techniques de censure brutales, comme fermer ou bloquer l’Internet. Ces méthodes sont souvent utilisées au sein de régimes qui reculent sur le plan démocratique ou par les démocraties antilibérales pour réduire au silence les critiques à propos du gouvernement ou limiter les manifestations. Le groupe de défense des droits numériques Access Now a répertorié au moins 213 incidents de fermeture d’Internet dans le monde en 2019, indiquant que l’explication la plus couramment utilisée pour justifier ces actions était la volonté d’un gouvernement de lutter contre « les fausses nouvelles, les discours haineux et le contenu faisant la promotion de la violence ».Note de bas de page 8 Limiter l’accès à Internet, une technique similaire où les gouvernements forcent les fournisseurs de services Internet à ralentir leurs services lors de crises ou d’évènements politiques délicats, est également en hausse. Tout comme les fermetures, l’accès limité à Internet entrave l’accès à l’information et menace la liberté de la presse, le droit à l’information et la liberté de réunion.Note de bas de page 9

Points à considérer par les parties intéressées

Dans une certaine mesure, la liberté de la presse est liée à la capacité des organes de presse et des journalistes à s’adapter à la complexité du nouveau paysage de l’information. La tradition du journal grand format semble dépassée à notre époque. Même pour les organisations disposant des ressources nécessaires, et elles ne sont pas très nombreuses dans le monde, il s’avère ardu de promouvoir les pratiques exemplaires du journalisme indépendant et de préserver la liberté de la presse au milieu des perturbations causées par les campagnes de désinformation.

Les médias plus récents, qui ont vu le jour en ligne, ont expérimenté différentes manières de relever ces défis et, à certains moments, d’en parler. Certains ont mis l’accent sur la vérification des faits et la démystification, alors que d’autres ont choisi de couvrir le phénomène de la désinformation en soi au lieu de seulement l’éviter dans leurs reportages.Note de bas de page 10 De telles solutions ne sont pas simples étant donné que les propagateurs de désinformation peuvent considérer comme une victoire la diffusion d’une fausse rumeur par un organe de presse influent, même si celui-ci l’a mentionnée dans le but de rétablir les faits.Note de bas de page 11 Outre ces techniques précises, certains analystes affirment que les  solutions politiques ou techniques seront moins fructueuses tant qu’on n’abordera pas les pratiques de collecte de données qui sous-tendent les modèles d’affaires des nouvelles plateformes d’information.Note de bas de page 12

De nos jours, les appels se multiplient en faveur d’une plus grande réglementation du domaine de l’information. Étant donné que la réglementation du contenu par le gouvernement est une question épineuse au sein de plusieurs démocraties et qu’elle peut entraîner des effets imprévus, il est utile de considérer également une gamme de mesures à prendre, y compris d’actualiser les protections hors ligne, de favoriser le choix de l’utilisateur et d’élargir la diffusion des nouvelles crédibles et indépendantes.Note de bas de page 13 De plus, certaines des initiatives les plus encourageantes sont prises par la société civile elle-même. Certains observateurs affirment que les intervenants devraient d’abord s’entendre sur un plan d’action pour créer des normes, qui s’appliqueront à la fois aux consommateurs et aux producteurs du domaine de l’information, en mettant à profit les pratiques de comportement responsable des associations professionnelles, des écoles de journalisme, des organismes du secteur et d’autres intervenants.Note de bas de page 14

Finalement, même si la nécessité de l’élaboration de programmes de littératie numérique est un point sur lequel il est facile de parvenir à un consensus, il demeure difficile de cerner les types d’efforts qui sont les plus porteurs, et ce, dans quelles situations et dans quelle mesure. Même le programme de littératie numérique le mieux pourvu en ressources ne peut remédier aux complexes problèmes sous-jacents qui sont au cœur de l’écosystème de l’information. À la lumière des nouveaux défis, notamment l’affirmation grandissante des régimes autoritaires et l’environnement technologique en constante évolution, les solutions efficaces vont probablement nécessiter une combinaison d’efforts qui se recoupent de la part du gouvernement, du secteur privé, des organisations médiatiques et de la société civile. De plus, compte tenu de la pertinence de tous ces intervenants à la fois pour la liberté de la presse et pour la démocratie, il est important que les décisions qui orienteront le domaine de l’information soient le plus inclusives possible.

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